L’ère de la médiocratie
Il y a beaucoup de choses séduisantes dans le dernier livre d’Alain Deneault, à commencer par son titre : ‘La médiocratie’. Voilà un titre qui claque, ironique et mordant à souhait. Les pessimistes de tous poils, les aigris, les frustrés vont se délecter en y voyant une justification de leurs états d’âme. Et les autres aussi, car la lecture d’un pamphlet a souvent quelque chose de revigorant.
Mais d’abord, si la médiocratie est l’avènement de la médiocrité, quelle signification revêt ce dernier terme ? Médiocrité renvoie à moyen, comme supériorité et infériorité renvoient respectivement à supérieur et inférieur. Est médiocre celui qui est moyen, respecte les codes, joue le jeu. C’est l’ère du mou, du conventionnel, de l’aseptisé. Le philosophe Alain Deneault nous explique très bien comment économie et politique ont favorisé le développement de ce système. Et c’est le capitalisme, et ses variantes fordiste et tayloriste, qui sont éminemment coupables. En vidant le travail de son sens, en le divisant, en le rationalisant à outrance, elles l’ont transformé en emploi; or les emplois sont fragiles car ils ne reposent pas sur un vrai savoir – et les personnes qui les occupent sont interchangeables.
La politique porte également une lourde responsabilité dans la montée en puissance de la médiocratie. Dans les années 80 apparaît au Royaume-Uni le concept de gouvernance, introduit par Margaret Thatcher et ses équipes. Il s’agit d’appliquer à l’État les méthodes de gestion des entreprises privées réputées plus efficaces. La gouvernance se traduit par la déréglementation et la privatisation des services publics. Désormais, on gère, c’est-à-dire qu’on trouve des solutions à des problèmes, toujours dans l’urgence, alors que la politique réclame une vision et du temps. Il est clair qu’en pensant ‘moyen’, en agissant ‘moyen’, on ne prend pas de risque et on conforte un système. Tenu par des médiocres, il récompense les médiocres. Tout empêcheur de tourner en rond est mis à l’écart.
L’intérêt du livre réside autant dans ses critiques du système médiocre que dans les nombreux exemples utilisés pour étayer son propos. Ces derniers ne nous sont pas forcément familiers, puisqu’ils concernent le Canada où réside l’auteur. Toutefois, ses charges contre l’université, le système financier ou le marché de l’art sont particulièrement convaincantes.
Finalement, on aurait aimé un peu plus de cohérence entre les différentes parties du livre, mais Alain Deneault s’en est déjà expliqué dans la presse : ‘La médiocratie’ a été conçu à partir de chroniques et d’articles publiés précédemment. Il n’en reste pas moins que, pris séparément, chaque chapitre a beaucoup de force et que l’ensemble constitue un réquisitoire convaincant et bien argumenté contre une forme de capitalisme parfaitement rôdée. La forme de contrôle la plus efficace est encore l’intérêt que chacun trouve à ce que le système perdure : les très riches évidemment, dont l’unique objectif est d’accroître leurs richesses, mais aussi l’immense majorité de ceux qui le sont moins mais ont le sentiment de progresser dans un système qui les valorise. Les experts auxquels Alain Deneault consacre plusieurs pages sont dans ce cas. Dans une société où la technicité compte plus que l’intelligence et le discernement, ils jouent un rôle de premier plan. Et si l’on réfléchit à sa propre situation, on se dit qu’on agit de manière médiocre plus souvent que de raison. Pour déloger les médiocres qui accaparent les postes de pouvoir, commençons par chasser celui qui sommeille en nous et nous amène à faire tant de compromissions.
La médiocratie, d’Alain Deneault, est publié chez Lux
[ASIDE]Alain Deneault est docteur en philosophie de l’université Paris-VIII et enseignant en science politique à l’Université de Montréal. Il s’est fait connaître du grand public en 2008, avec un livre où il dénonçait les agissements de compagnies minières canadiennes à l’étranger et particulièrement en Afrique. Le procès retentissant qui l’opposa aux entreprises citées dans son ouvrage secoua l’opinion publique québécoise et est à l’origine de la loi 9 (Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens au débat public). Ses derniers essais critiques concernent les paradis fiscaux et la notion de gouvernance.[/ASIDE]